Développement personnel et mépris des philosophes

vendredi 27 mai 2016, par René Barbier

Je suis frappé de lire trop souvent à mon gré chez les philosophes un véritable mépris à l’égard des courants actuels de développement personnel. Ce ne sont pas simplement des philosophes qui n’ont pas ma sympathie comme Alain Finkielkraut, mais également des penseurs comme André Comte-Sponville ou Michel Onfray. Celui qui bat tous les records d’animosité dans sa superbe intellectualité est sans doute François Jullien.

François Jullien

Dans un de ses derniers ouvrages, Vivre en existant. Une nouvelle éthique (Gallimard, 2016, 281 p.), particulièrement écrit en intellectuel philosophant, l’auteur se lance dans une diatribe contre les pratiques et les textes émanant des écrivains du développement personnel sans citer de nom. « Avec l’étiolement de la morale religieuse, un terrain n’est plus occupé. Un terrain est laissé vide aujourd’hui tant par la philosophie, indexée qu’elle est depuis les Grecs sur la « science », que par un religieux dogmatisé vis-à-vis duquel la foi requise s’est vue dévaluer dans la modernité. Sur ce terrain déserté, abandonné à la friche, prospère l’ivraie de ce qu’on a nommé récemment le « développement personnel », – c’est lui qu’on voit envahir, de nos jours, par des livres qui sont des non-livres, les rayons des librairies, chassant la philosophie. Lui parlerait du vivre à la fois sur le plan « personnel » – la « personne » servant à noyer le singulier de l’individu que la position du sujet ; et comme un « développement » censé se promouvoir en amont de toute idéologie, puisque retrouvant les voies plus originaires du « bien-être » et de « l’harmonie » (p.13). »

Critiques de F. Jullien

Aux yeux du philosophe qui tente une articulation entre pensée chinoise et pensée grecque, le développement personnel est une non-pensée. Une sorte de niaiserie de bon marché à l’usage de tous les gogos sans culture. Ce courant symbolique n’est ni scientifique, ni philosophique, ni intellectuel, sans intérêt. Seulement avide de médiatisation. On est étonné par la vigueur de l’attaque. De quoi le philosophe a-t-il peur pour en arriver à ce point d’exacerbation ? La philosophie, on le sait, est amour de la sagesse sans jamais l’atteindre vraiment. Elle fonctionne avant tout par l’argumentation raisonnable usant et abusant des concepts. C’est sa tour d’ivoire et son pré-carré. Elle ne tolère pas de rivaux fussent-ils moins armés qu’elle dans l’ordre de l’intellectualité. Elle veut les aplatir comme une crêpe. Surtout si le développement personnel prétend dire quelque chose de sérieux sur le « vivre » et l’ »existence ». Mais la philosophie académique oublie qu’elle ne fonctionne qu’aux concepts, au mieux avec Spinoza à la raison intuitive. Si elle envisage d’appréhender l’affectivité, c’est toujours par le biais de son intégration dans une raison raisonnante. Elle méconnaît la remarque pertinente de Blaise Pascal : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Elle oublie de dire que Thomas d’Aquin à la fin de sa vie voulait détruire sa Somme théologique car il l’évaluait comme complètement secondaire par rapport à l’essentiel, « comme de la paille’’ selon ses dires. Cela m’a fait écrire :

L’araignée des pensées n’est qu’un tigre de paille

Mais qui accepte l’incendie sans jamais l’arrêter ?

Certes, le développement personnel comme courant idéologique mérite un regard critique (voir René Barbier, « L’émotionnalisme dans les nouvelles techniques de groupe », Informations sociales, Discours sur le corps, Paris CNAF n° 5, 1977). J’en avais déjà fait le tour dès son origine dans un chapitre entier de mon livre sur La recherche-action dans l’institution éducative (Gauthier-Villars, 1977).

Développement personnel

Dans les années 1960-70

Après une percée dans l’organisation du travail après la Seconde Guerre mondiale, en tentant une atténuation de la taylorisation, il a pris naissance dans les années 1960-70 aux Etats-Unis puis en Europe avec d’abord le Mouvement du Potentiel Humain et ensuite le Nouvel Âge. Le début des années 70 en France a vu exploser l’expression du corps libéré en éducation et en psychothérapie. L’affectivité, l’émotion sont devenues les axes principaux du courant du potentiel humain avec, en même temps, une sorte de rivalité avec la psychanalyse freudienne très prégnante à cette époque.

Dans les années 1980

Le Nouvel Âge qui a suivi dans les années 80 a voulu parler plus généralement et sur le plan de la civilisation d’une ouverture de la conscience à la complexité de l’existence qui ne refuserait plus d’ignorer la vie intérieure et la spiritualité. Les sciences humaines et certains penseurs ont été mis à contribution à cet égard. La psychothérapie est devenue multiple. On a pensé que l’ordre du monde animé par l’argent et sa manière de vivre allait changer. Une « Ère du Verseau » (Marylin Fergusson) semblait émerger dans les pays occidentaux. C’était sans compter avec la puissance du Divin Marché (Dany-Robert Dufour) et du capitalisme moderne. Le Nouvel Âge comme les retombées du Mouvement de Mai-Juin 1968 ont été digérés en grande partie par l’économie néo-libérale. L’organisation du travail est passée de la direction des cadres de l’entreprise familiale à l’animation des managers des multinationales en intégrant des éléments de la révolte « artiste » issue des dernières secousses sociales, comme l’ont bien montré Luc Boltanski et Ève Chapiello dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme. Le développement personnel fait partie de ce mouvement, mais avec une tendance accentuée au repli sur soi et son clan familial ou son réseau de connivence.

Depuis la fin des années 1990

Depuis la fin des années 90, le développement personnel souligne que l’issue vers le bonheur doit être recherchée à partir de soi-même et sans compter sur un changement des ordres technico-économique ou politique. Il faut revenir vers soi, vers son « travail intérieur » sans se cantonner dans la pure intellectualité des philosophes du concept. Une philosophie de l’expérience a vu le jour ou a été redécouverte notamment avec l’œuvre de Pierre Hadot. Un philosophe comme André Comte-Sponville a pris le virage très tôt, sous le regard ironique de ses collègues académiques, en retrouvant la voie réflexive d’une sagesse contemporaine s’ouvrant sur une spiritualité laïque. Luc Ferry n’hésite plus à parler de La révolution de l’amour. Frédéric Lenoir ou Alexandre Jollien s’aventurent vers des spiritualités extrêmes-orientales. La philosophie contemporaine ne peut plus méconnaître les apports des neurosciences contemplatives ni les expériences millénaires d’une autre façon d’être au monde en Asie ou ailleurs. Une psychothérapie « nouvelle » qui emprunte tellement au bouddhisme zen, La « méditation de pleine conscience » (Jon Kabat-Zinn, L’éveil des sens. Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience, Les Arènes, 2014) entre dans les hôpitaux, les écoles, les prisons. Mais on voit bien que les réserves critiques de la philosophie officielle ou marginale sont toujours là, sur le qui-vive, souvent tranchantes.

C’est peut-être nécessaire en ces temps de grande confusion spectaculaire ? Il est intéressant quand même de constater que François Jullien dans son livre aboutit à une conclusion en termes de valorisation de l’existence comme tension entre l’Être transcendant et le Vivre immanent. Une existence inéluctablement en mouvement, instable par sa nécessité d’être à la fois de l’ordre du « hors de » et du « dedans », liée à l’ »essor » et à l’ »étale ». Une existence donc paradoxale. Sans doute une existence à la fois en ascension mais sans espoir comme le pense André Comte-Sponville. Une existence animée avant tout par la puissance de durer comme énergie créatrice fondamentale ouverte sur la fraternité pour Abdennour Bidar.