De la sagesse

samedi 31 janvier 2015, par René Barbier

La sagesse est sans doute indéfinissable. Je vais pourtant tenter de l’approcher en exprimant ce qui m’importe en tant qu’être humain. Il est évident pour moi que certains êtres ont atteint un niveau de conscience et d’éveil tout à fait extraordinaire dans toutes les grandes spiritualités qui connaissent de telles figures. Bouddha, Laozi, Jésus, Mahomet, et tant d’autres dans différentes traditions, du plus simple au plus célèbre, nous apparaissent comme des expressions d’un sacré indépassable. J’ai eu ce sentiment lorsque j’ai vu, par l’intermédiaire des films d’Arnaud Desjardins, celle de Ma Ananda Moyi. Plus tard également celle de Amrita Ananda Moyi, dite Amma.

Pour moi Krishnamurti en fait partie

Il a ma préférence dans la mesure ou, plus qu’aucun autre, il reste à un niveau de compréhension accessible à un occidental désacralisé.

Je parlerai donc de sagesse contemporaine. Il me semble qu’une telle sagesse doit partir des besoins fondamentaux de l’être humain.

Je distingue trois besoins de ce type :

Un besoin de sécurité.

Un besoin de reconnaissance.

Un besoin de dépassement.

Mais au-delà de ces besoins, je soutiens qu’il y a une dimension humaine à ne pas négliger : une acceptation, un accueil au “tout autre”. En effet, ce que l’on appelle le réel, nous échappe totalement. Le réel est hors de notre compréhension humaine. Il est inatteignable, non symbolisable.

Nous pouvons toujours nommer ses apparences sous diverses formes : Dieu, Allah, Grand Manitou, Christ, etc. Il est inimaginable. Nous ne connaissons que la réalité que nous inventons à partir de ce réel dont nous faisons totalement partie.

Toute parole à cet égard est une parole illusoire, mais nous avons besoin de parler pour communiquer en général. Certains êtres communiquent d’une façon silencieuse, simplement par leur être-là, ce qu’ en Inde on appelle le darshan.

Le besoin de sécurité

Ce type de besoin se décline en différentes dimensions.

D’abord une dimension physique. Nous avons besoin pour survivre d’éléments essentiels qui nous viennent de notre rapport à l’environnement. Rapport à la nature et à ce qu’elle donne à notre corps. Rapport dès l’origine à notre mère.

Une dimension psychologique. Une relation aux autres et à leur affectivité en rapport avec la nôtre.

Une dimension économique et politique. Nous vivons dans un régime d’organisation des biens et des services que nous avons décidé. Au moins dans les régimes dits démocratiques.

Une dimension symbolique qui exprime le champ langagier et culturel de notre communication aux autres. Ce champ est constitué de rapports de sens que nous attribuons aux autres, à la nature, et à nous-mêmes. Il s’ouvre sur un principe d’égalité lié également au besoin de reconnaissance.

Le besoin de reconnaissance

Tout être humain, et peut-être tout être vivant sensible, a besoin d’être reconnu par les autres.

Il s’agit d’une reconnaissance pleine et entière dans la totalité de son être en devenir.

Ce besoin articule les catégories du je, du tu, et du nous, dans leur intime relation et construction réciproque.

L’individu isolé n’existe pas en tant qu’être. Il est pris et produit dans un champ de relations. Ce champ est en général sous l’égide de rapports de force et de conflits entre groupes et classes sociales. Sur ce point, le besoin de reconnaissance est un enjeu démocratique tout à fait essentiel.

La sagesse contemporaine visera à ce que ce besoin de reconnaissance soit exemplaire et luttera contre des appropriations exagérées de ce besoin qui relève de la catégorie de la fraternité que je nomme de reliance lorsque le moi-je laisse la place avant tout au nous-nature.

Le besoin de dépassement

L’être humain est un être imaginaire sous son aspect d’être raisonnable. L’imagination qui est son expression active n’arrête pas de produire des images. La pensée qui construit la réalité est peuplée d’une infinité d’images. Sa rigidité, dans les idéologies, ressemble à des caïmans de l’esprit qui se jettent sur tout ce qui les dérange.

L’imaginaire dans sa radicalité s’appuie sur cet inconnu du réel qui donne à voir sans cesse autre chose que ce qui est établi.

Au niveau social, il instaure la catégorie de l’instituant sous l’institué dans les institutions.

Le poète et l’artiste sont les voix par excellence de cet imaginaire radical. Mais il ne faut pas oublier également le mystique. Ce dernier accueille dans son être la part inconnue du réel. Part si dérangeante pour l’ordre établi qu’il ne reste plus que le silence pour s’exprimer.

La liberté est la catégorie fondamentale de ce besoin de dépassement. Elle est sans cesse en danger de réduction au profit d’une sécurité illusoire. Par le jeu des forces sociales, et d’une raison réduite aux acquêts, l’imaginaire se cantonne trop souvent dans la fixité des idéologies. La poésie devient versification. La mystique se transforme en religion au code implacable. La violence et la guerre fratricide s’ensuivent inéluctablement. La pensée s’appesantit en concepts et construit une grande muraille contre l’incertitude insécure de la nouveauté. Tout devient explicable même le mystère d’exister. Le régime politique totalitaire n’est pas loin.

La solution pour éviter le pire consiste à maintenir en toute conscience la dynamique inconnue du réel comme “tout autre”. Cette attitude philosophique fondamentale conduit à vivifier l’action dans le sens d’un épanouissement progressif.

L’acceptation du “tout autre”

Reconnaître le “tout autre” c’est accepter la limitation de nos moyens de compréhension du réel. Cela ne signifie pas s’empêcher de chercher ce qu’est le réel. Mais sans privilégier d’une façon absolue l’usage de la raison. Être à l’écoute de phénomènes incompréhensibles de la réalité humaine nous ouvre des portes vers ce qui sans cesse nous échappe. Ce qui nous rend humbles et modestes. Mais, en même temps, nous fait reconnaître toute la valeur du sacré intramondain.

Sous le temps du rêve et de la veille, surgit alors le temps de l’éveil. Temps de la méditation active qui se joue dans le minuscule, le banal et le quotidien.

En dehors des concepts, des idées, des images, une conscience s’établit dans le silence de l’esprit. Temps de gestation pour la création à venir. Temps en friche que le vide enrichit et fertilise. Temps inaugural d’une fraternité de reliance comme vitamine de l’action.

Conclusion

On comprendra qu’une sagesse contemporaine maintient en dialogue permanent non seulement les trois types de besoins dont j’ai parlé mais surtout le rapport au “tout autre”, au réel insondable, imprévisible, dynamique et créateur d’impermanence dans les phénomènes du monde.