Cicely Saunders et le mouvement des soins palliatifs

par Marie-Ange Abras, chercheuse en soins palliatifs, 2005 (mise en ligne 2023)

Introduction 

À la demande du professeur René Barbier, j’ai rédigé cet article en 2005 sur Dame Cicely Saunders, fondatrice du Saint-Christopher Hospice, qui nous a quittés en juillet 2005. Elle laisse un héritage immense au mouvement des soins palliatifs. Sa démarche pionnière dans le soulagement des personnes atteintes de maladies incurables nous invite à introduire la qualité de vie et la gestion de la douleur. Les pionnières en soins palliatifs, Cicely Saunders, médecin anglais, et Élisabeth Kübler-Ross, psychiatre américaine, ont souligné que ceux-ci devaient servir à redonner une dimension humaine à la mort dans nos sociétés occidentales. Afin de participer à la réintégration de la mort dans nos sociétés, j’ai mis en place depuis 1993 des groupes de recherche-formation existentielle sur le thème de la mort avec des enfants scolarisés.

Bref rappel historique des soins palliatifs


C’est en 1842, dans le quartier du calvaire à Lyon, qu’une femme, Jeanne Garnier, crée l’association des Dames du Calvaire pour recevoir les malades incurables. En 1874, sous l’égide de l’œuvre du Calvaire, Aurélie Jousset fonde un hospice à Paris qui est devenu la Maison Jeanne Garnier.

En 1870, les sœurs néerlandaises de la Charité ouvrent l’hospice Notre Dame à Dublin et en 1905 celui de Saint-Joseph à Londres. L’impulsion des hospices anglais est amorcée.

Le concept de la mort d’un point de vue historique

L’adulte évite de parler de la mort, et l’enfant, de nos jours, est bien souvent mis à l’écart de tout ce qui touche au mourir, à la mort et au deuil. En remontant assez loin, nous pouvons constater qu’à l’époque du second Moyen-Âge, la mort était omniprésente et frappait à tout âge, elle faisait partie de la vie quotidienne. L’angoisse existentielle n’avait pas de place dans les stéréotypes de la mort. Les vivants ne craignaient pas de fréquenter les cimetières qui étaient des lieux de rencontres. L’homme de jadis était maître de sa mort : il la sentait venir ou se la faisait annoncer par ses proches et s’y préparait calmement. Enfants ou adultes, rien ne leur était épargné de l’agonie ou du trépas. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le silence autour de la mort s’installe. Elle s’apparente à une chose obscène, innommable, elle devient un objet de tabou. Au cours du XXe siècle, la tendance était de repousser la mort par une mort idéale vécue subitement, et par la disparition de rituels. Dans les années 1960, bien des personnes ont cherché à faire évoluer l’attitude de la société à l’égard de la mort. Celle-ci se préoccupe d’une meilleure qualité de vie et d’une plus grande prise en charge du patient. On envisage ainsi de « resocialiser » la mort par une humanisation de l’hôpital. Ainsi, c’est dans les années 1960 que Dame Cicely Saunders a commencé à écrire des publications concernant la souffrance des patients cancéreux en fin de vie. En 1967, elle contribue à l’essor des soins palliatifs actuels, d’abord au Royaume-Uni, puis dans le monde entier, en fondant un lieu de référence : l’hospice Saint-Christopher de Londres. C’est la même année qu’Elisabeth Kübler-Ross contribue aux mouvements des soins palliatifs, en publiant les premiers livres traitant du deuil.

Les soins palliatifs se développent dans la perspective de réhumaniser la mort à l’hôpital. Ils redonnent un sens à la fin de vie. L’engouement actuel des médias à leur égard, montre que la société tente de réapprivoiser la fin de vie. Pourtant, la société n’est pas uniquement en quête de sens lorsque la maladie est perçue comme létale. Les enseignements reçus des personnes en fin de vie peuvent améliorer la qualité de vie des sujets qui sont en bonne santé. C’est pourquoi, depuis une dizaine d’années, dans la continuité des soins palliatifs, j’ai mis en place des groupes de discussion sur la mort et le deuil avec les enfants âgés de 6 à 12 ans.


La prise en charge de la douleur en médecine

André Malraux, écrivain et homme politique français, a écrit dans La condition humaine, « toute douleur qui n’aide personne est absurde ».  L’homme a tendance à nier la douleur, la souffrance et la mort, même si la situation évolue. Les sociétés anglaises font la distinction entre la douleur « sensory pain » et la souffrance « suffering pain ». Le terme le plus répandu pour les deux langues en soins palliatifs, est « la douleur totale » (physique, psychique, sociale et spirituelle) incluant la souffrance (exemple : deuil de son autonomie face à la maladie), concept développé par Cicely Saunders. En 1967, en banlieue de Londres, Cicely Saunder fonde le St Christopher’s Hospice autour d’une équipe interdisciplinaire. Dans sa vie, elle a exercé trois professions: infirmière, travailleuse sociale (l’équivalent d’assistante sociale) et médecin. Véritable pionnier du mouvement des soins palliatifs, le St Christopher’s Hospice reste un lieu de référence.

En France, c’est à partir des années 1980, que les travaux anglo-saxons concernant les patients en phase avancée ont été publiés pour la première fois. Le développement des soins palliatifs commence à être en mouvement grâce à des initiatives individuelles (exemple : médecin généraliste) ou hospitalières, et par une prise de conscience de la nécessité de soulager la douleur. Depuis 1983, le mouvement des soins palliatifs a pris de l’ampleur, et c’est en 1989 que la société française de soins palliatifs et d’accompagnement a été fondée. Aussi, la médecine palliative trouve sa première définition en Angleterre en 1987 quand elle est reconnue comme spécialité.

Cicely Saunders et l’Hospice Saint-Christopher’s [1] 

  
Son histoire a commencé en 1948, lorsqu’elle était travailleuse sociale. Cicely Saunders rendait visite à David Tasma pendant les huit dernières semaines de sa vie, un jeune réfugié juif de Varsovie qui était en train de mourir d’un cancer dans un hôpital de Londres à l’âge de quarante ans. Il aurait dû avoir un meilleur traitement de ses symptômes, mais ce dont il avait le plus besoin, c’était de parler de sa vie avec le sentiment d’avoir fait si peu. Cicely Saunders et David Tasma se parlaient beaucoup. Au cours d’une conversation, ils eurent ensemble l’idée de créer un lieu où des patients, comme lui, trouveraient des soins plus personnalisés et mieux adaptés que ceux d’un service hospitalier avec le va-et-vient qui y règne. À sa mort, David Tasma laissa à Cicely 500 livres sterling en lui disant : « Je serai une fenêtre dans votre foyer ». Cicely l’a pris pour un appel : « être ouvert aux autres et au monde ». David Tasma, qui pensait avoir été inutile, a fait naître la vision d’un lieu où les gens bénéficieraient à la fois des soins palliatifs spécialisés et d’une présence aimante, les deux piliers de l’hospice (compétence avec amour). C’est donc le don de David Tasma qui est à l’origine du mouvement des hospices et des soins palliatifs. Pour en savoir plus sur les mourants et leurs besoins, Cicely Saunders a décidé de travailler comme bénévole de nuit auprès des mourants à l’hôpital Saint-Luc de Londres. Le docteur Norman Barrett, chirurgien, l’a persuadée de faire des études de médecine en lui disant : « Allez étudier la médecine. Ce sont les médecins qui abandonnent les mourants. Il y a encore tant de choses à apprendre sur la douleur. Vous risquez d’être frustrée si vous ne faites pas les choses à fond et on ne vous écoutera pas ». En continuant à travailler comme bénévole vers l’âge de 33 ans, elle fit ses études de médecine. En 1958, elle put passer 7 ans à l’hospice Saint-Joseph de Londres grâce à une bourse. Le docteur Saunders a été accueillie par les soeurs irlandaises qui lui permettaient d’introduire l’idée que l’on pouvait supprimer la douleur en administrant de la morphine par voie orale de façon régulière et préventive, au lieu de se contenter d’essayer de la calmer une fois installée. Les recherches faites par le docteur Saunders sur la suppression de la douleur et de ses symptômes ont aidé un peu à comprendre la souffrance des patients, leur angoisse physique, personnelle et son effet sur les proches. On n’insistera jamais assez sur l’importance de l’écoute qui apparaît dans les paroles d’une patiente de l’hospice Saint Joseph : « Quand je suis venue ici, vous m’avez écouté. Et il m’a semblé que la douleur cessait en vous parlant ». Délivrés de leurs symptômes douloureux, les patients devenaient capables d’exprimer leurs émotions, de parler de leurs problèmes familiaux et personnels. L’hospice Saint Joseph et les recherches faites par le docteur Saunders ont servi d’inspiration et ont préparé le chemin pour la fondation du mouvement moderne des hospices et des soins palliatifs avec l’accent mis sur la prise en charge de la douleur physique, psychologique, sociale et spirituelle. C’est ce que l’on appelle en anglais : « Whole person care », que l’on peut traduire en français par « prendre soin de la personne dans l’intégralité de tous ses besoins ». Il a fallu attendre longtemps avant que le rêve de David Tasma et du docteur Saunders ne se réalise (collecte des fonds, trouver un terrain et susciter une bonne équipe). C’est en 1967 que l’hospice Saint Christopher fut ouvert dans un faubourg au sud-est de Londres. Le personnel peut prendre en charge les personnes en fin de vie selon ses besoins médicaux, sociaux, et selon sa volonté. Tous les soins dont bénéficient les patients et leurs proches sont entièrement gratuits. Pour être admis à l’hospice, il faut avoir la permission du médecin généraliste du patient. Le plus grand nombre de patients sont des malades cancéreux, mais il y a aussi des patients atteints de sclérose latérale amyotrophique, et quelques malades du sida. Le séjour moyen au Saint Christopher’s est d’environ 13-14 jours, un chiffre qui a diminué au cours des années. En principe, nous n’acceptons pas les patients où l’espérance de vie dépasse les trois mois. Un patient est admis à l’unité, pour contrôler les symptômes, parfois pour donner un traitement spécial (transfusion de sang…), parce qu’il est en fin de vie ou pour un court séjour afin de laisser se reposer sa famille ou ses proches. Ainsi, chaque personne dans l’équipe soignante joue un rôle très important. Le Saint Christopher’s est une fondation chrétienne qui accueille les patients et le personnel laïcs et de toutes les religions. L’aumônerie comprend deux aumôniers anglicans, deux prêtes catholiques, une secrétaire et une infirmière qui font de la recherche sur les besoins spirituels des patients. L’équipe reçoit aussi l’aide d’un prêtre musulman bénévole.

L’Hospice Saint-Christopher’s à travers le monde [2]

L’esprit du Saint Christopher’s a servi d’inspiration et de modèle dans le mouvement moderne des hospices et des soins palliatifs à travers le monde. Au premier congrès international organisé par le Saint Christopher’s en 1980, un professeur américain a estimé à environ quatre cents le nombre de projets mondiaux consacrés aux soins palliatifs, dont la plupart en Amérique du Nord, au Royaume-Uni et quelques projets en Australie et Afrique du Sud. A ce congrès, de nombreux médecins et infirmières partageaient leurs espoirs et leurs visions futures pour les soins palliatifs dans leurs pays respectifs. Actuellement, dans le monde entier environ quatre mille cinq cents programmes de soins palliatifs sont opérationnels ou en cours de réalisation : 32 % parmi 76 pays sont à revenu fort, 45 % à revenu moyen et 23 % à revenu faible. Dans de nombreux pays, les pionniers des soins palliatifs ont des problèmes énormes afin d’implanter les soins palliatifs. En plus de la misère économique, il y a parfois des barrières de culture où le cancer est tabou, parfois il n’y a pas de programme national contre le cancer ou bien les médicaments sont indisponibles ou trop chers. Il faut vraiment répartir à zéro : éduquer les professionnels de la santé, éduquer le grand public et même jusqu’à changer l’opinion du gouvernement pour légaliser la morphine. Mais, malgré ces luttes, beaucoup a été accompli : en Roumanie (la première équipe de soins palliatifs ; à Brasov bientôt le premier centre d’enseignement pour les soins palliatifs) et en Pologne (déjà approximativement cent soixante-dix initiatives de soins palliatifs). Le professeur Luczak travaille en partenariat avec un médecin anglais, sur un cours de formation qui s’adresse aux besoins des professionnels de la santé en Europe Centrale et en Europe de l’Est. À Singapour, il y a 5 unités de soins palliatifs. En 1996, il y a eu un programme de formation en préparation qui était approprié aux pays d’Asie et qui a été présenté à un grand congrès international. À travers ces exemples, nous voyons que le mouvement évolue. Une dame anglaise prise en charge par son équipe de soins palliatifs local pour son cancer et qui souhaitait partir au Kenya, demanda un jour à Avril Jackson : « Je suppose qu’il n’y a pas de soins palliatifs là-bas. J’ai peur d’aller si loin, mais c’était peut-être ma dernière chance de revoir le Kenya ». Avril la rassura en lui disant qu’il y avait de très bons services de soins palliatifs à Nairobi. Une semaine après, elle lui téléphone à nouveau, la veille de son départ, et lui dit : « Merci de m’avoir donnée toutes ces informations sur les soins palliatifs de Nairobi. Vous savez, avant mon cancer, je voyageais à travers le monde, mais depuis que je suis malade, j’ai complètement perdu confiance en moi. Comme vous me l’avez proposé, j’ai téléphoné à la travailleuse sociale de l’équipe de Nairobi et je sais que maintenant, ils sont là pour moi si j’en ai besoin… » Il est toutefois important de ne pas mettre une auréole sur les soins palliatifs. Avril Jackson se souvient lorsque sa mère a été prise en charge au Saint Christopher’s :

« Nous sommes très contentes d’accueillir votre mère, nous ne pouvons pas vous promettre que nous sommes parfaits, mais nous ferons de notre mieux ». En effet, l’équipe a fait plus que mieux. Ils ont même accepté que le chat de sa mère lui rende visite à l’hospice puisque les infirmières s’étaient rendu compte de l’importance de l’animal familier.

Conclusion 

Cicely Saunders nous a appris l’importance de considérer chaque personne comme quelqu’un à part. Dans ses paroles : « Vous avez de l’importance parce que vous êtes qui vous êtes et vous êtes important jusqu’au dernier moment de votre vie ». Dans le prolongement des soins palliatifs, j’aborde la question de la mort dès l’enfance pour profondément changer le tabou dont la mort fait l’objet et moins isoler les personnes endeuillées. Pour surmonter le tabou qui frappe la mort dans nos sociétés, il est important que la personne en fin de vie reçoive des soins et un accompagnement de qualité, mais aussi qu’elle soit approchée de manière éducative. Mon action de parler de la mort avec les enfants est complètement en continuité avec les soins palliatifs, car elle permet de modifier l’image que la société se fait à l’égard de la mort et parce qu’elle est en lien avec l’accompagnement des endeuillés. Toutes ces pionnières, comme les docteurs Cicely Saunders et Elisabeth Kübler-Ross, nous invitent à comprendre la vie, la mort et l’existence en termes pleinement humains.


[1] Texte d’Avril Jackson, d’après son intervention au colloque de la Médecine du troisième Millénaire. Elle travaille à l’hospice Saint Christopher, dans le sud-est de Londres. Texte revu et mis en page par Marie-Ange Abras, 19 janvier 1997, Paris.

[2] Texte d’Avril Jackson, idem.