Intervention de Jean-Pierre Dacheux au Collège coopératif de Paris, le 27 mars 2008, au cours du séminaire DUFA de l’Université Paris VIII, sur le thème : « Le formateur d’adulte face à la formation continue des personnes âgées »
J’aimerais contribuer à faire réexaminer « cette crainte de la vieillesse que l’on n’est pas sûr de pouvoir atteindre », comme le disait Jean de la Bruyère ou comme, avant lui, aurait pu le dire Montaigne, inconsolable à jamais après la mort de son ami Étienne de La Boétie. La vieillesse n’est pas la fin de la vie, non seulement parce que souvent la fin de la vie surgit avant la vieillesse, mais parce que, tard dans la vieillesse, la vie parle encore.
Lazare Ponticelli, le « der des ders », cet émigré italien devenu doyen des Français et mort le 12 mars passé, qui aurait pu mourir mille fois pendant la guerre de 14-18, près de Soissons, de Verdun, mais aussi dans les Dolomites et en Slovénie, qui fut blessé sérieusement, ne parlant pas français à neuf ans, est devenu, cent et un ans plus tard, celui que la France écoute quand il affirme : « cette guerre, on ne savait pas pourquoi on la faisait ; ce n’est pas juste d’attendre le dernier poilu » (pour lui proposer des obsèques nationales). La conscience était encore à l’affût chez le très vieil homme.
Et que dire de ce retraité brésilien de 101 ans dont on nous annonçait, le 9 mars dernier, qu’il venait d’apprendre à lire. Sebastião Oliveira, c’est son nom, assure que « sa vie s’est beaucoup améliorée » et envisage de suivre les cours pour adultes avec d’autres élèves dont la moyenne d’âge est de 20 ans !
Ces situations extrêmes nous aident à relativiser l’âge qui n’est pas une donnée quantitative mais un processus éducatif qui peut permettre à des hommes et à des femmes d’être âgés sans être vieux (pour reprendre la formule du sociologue Xavier Gaullier). Si cette formation à la vie n’a pas été faite avant soixante ans, avant surtout de quitter l’activité professionnelle, il reste la possibilité de la rechercher après 60 ans. L’autoformation continue et concertée au tournant des soixante ans dont traite le DEA que j’ai soutenu, en 2002, est, me semble-t-il, plus que jamais d’actualité. Du reste, les livres qui abordent cette question centrale du vieillissement de l’espèce humaine et de ses effets sur nos sociétés se multiplient. Parmi eux, Philosophie des âges de la vie d’Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, parle non plus de maturité, état qu’on atteint, mais de « maturescence » qui ne désigne plus un état stable, mais un processus indéfini par lequel nous gagnons en expérience, responsabilité et authenticité. Sous leur plume, le « jeunisme » est dénoncé comme une erreur que toute l’humanité, y compris sa part la plus jeune, subit avec des conséquences économiques et politiques désastreuses. L’autre livre-repère pourrait être celui de Jean Chesneaux, Habiter le temps où il nous est rappelé que la mondialisation n’est pas que spatiale, qu’elle est aussi temporelle, et que penser le temps fini entre dans notre culture. Paul Valéry fut le premier à évoquer « le bornage définitif » en lançant sa formule célèbre, en 1944 : « Le temps du monde fini commence ».
Pour ne pas multiplier les références, je m’en tiendrai à l’évocation d’un troisième livre, coécrit par des gérontologues et journalistes ayant osé titrer leur ouvrage : On tue les vieux. Leur critique, violente, implacable, de l’incapacité de nos sociétés à aborder le grand âge autrement que comme une source de profit, les amène à parler d’un « génocide silencieux ». On y lit : « La vie d’un vieux, au pire, ça vaut deux ans avec sursis. L’État se désengage d’autant plus volontiers du problème qu’il veut privatiser le secteur ». De cette entrée en matière, vous le voyez, se dégagent déjà quelques idées-forces sur lesquelles nous avons à travailler en tant que formateurs :
La première est, bien sûr, que la vie ne s’arrête pas avec la fin de l’activité salariée et qu’il est dramatique que, dans l’esprit de beaucoup, le temps après la profession ne soit qu’une attente de la mort, agrémentée tant qu’on en a encore la force, de voyages et distractions tout exprès préparés pour faire consommer les vieux.
La seconde est fort liée à la précédente car, dès lors que le temps de vie au-delà de soixante ans peut durer autant et plus que le temps de la vie professionnelle elle-même, nous entrons dans un autre monde et ce « fait social total », comme disent les sociologues, bouleverse la formation des adultes.
Le raccourcissement, quoi qu’on en dise, de la durée du travail, – et pas seulement de façon relative -, ainsi que l’allongement de la durée de vie ne sont pas des phénomènes ne concernant que nos sociétés dites développées. La démographie est totalement modifiée par le vieillissement des populations sur tous les continents. D’ici à 2050, le nombre des plus de 60 ans dépassera celui des moins de 15 ans. Ici se trouve l’une des causes de la montée inexorable des effectifs menant la population humaine vers les 9 ou 10 milliards de personnes, mais aussi l’explication du très probable reflux, une fois franchi le pic de la mi-siècle. Troisième idée-force donc : « les vieux font désormais partie de l’avenir de l’humanité, et la formation aura à tenir compte d’un changement de regard sur nos propres corps ».
Quatrième idée-force : il n’est ni exceptionnel de mourir jeune (en Irak par exemple) ou de mourir vieux (comme Louis de Cazenave ou Lazare Ponticelli à 110 ans). Il était, hier, « naturel » de mourir parce qu’âgé. Le temps de la vieillesse peut être aussi un temps long. J’ose dire qu’à présent, on meurt à tout âge et le triptyque : « temps des apprentissages / temps du travail / temps du repos », en usage dans nos pays dits développés, ne résiste pas à une nouvelle formulation de la formation tout au long de la vie, processus devenu incessant et qui conduit à parler de grandir encore en humanité, longtemps après qu’on ait cessé de grandir par sa taille.
Cinquième et, pour moi, dernière idée-force, c’est celle de notre impréparation face à des évolutions à peine prévues, et dont les conséquences, trop lourdes pour nos sociétés humaines, ne peuvent être assumées, bien accueillies et convenablement prises en compte.
La tentative d’allongement de la durée du travail pour pouvoir continuer à payer les retraites a quelque chose de dérisoire, voire pathétique : d’une part, parce que le volume d’heures travaillées et rémunérées continue de décroître, même si diminue un peu le nombre des chômeurs (le temps partiel est passé par là), mais d’autre part, parce que les vieux ne sauraient rester soit salariés soit inactifs. L’activité utile débordera de plus en plus l’activité payée et les personnes âgées seront au cœur de cette transformation du travail et des revenus. Et je ne dis rien de l’accueil, des soins, de la vie sociale d’un nombre sans cesse accru de citoyens et de citoyennes pouvant avec aides ou ne pouvant plus demeurer à domicile.
J’en viens, après cette quasi-préface, doublée d’un quintuple questionnement, à ce qui importe le plus (puisque aussi bien on ne peut, ici, traiter le sujet dans toute son extension).
Monique Legrand, sociologue, avait, en 2001, écrit Retraite silencieuse. Elle collabore, en 2007, à un livre écrit avec Pierre Ansart et Anne-Marie Guillemard : Longévité et politiques publiques. Du constat pertinent on passe au que faire ? On compare, alors, la société japonaise (le pays où l’on vit le plus vieux) avec la société française. On y récuse radicalement l’imagerie ancienne du grand âge. On ne peut que se réjouir de tous ces travaux universitaires tels que ceux que l’Université de Rouen accueillera les 8 et 9 octobre 2008 sur le thème L’âge et le pouvoir en question : vieillir et décider dans la cité, mais je crains que la réalité ne soit plus crue, et plus cruelle : les vieux n’ont pas gagné leur place dans cette cité où on leur propose de décider !
Aucun souci pour les vieux qui sont installés en politique et qui, tels Valéry Giscard d’Estaing ou Serge Dassault, continuent de peser sur les politiques publiques. Non, je veux évoquer « la politique d’exclusion des personnes âgées qui refuse de dire son nom, mais qui n’en existe pas moins ». Elle concerne non pas des exceptions bien connues, mais la masse des gens. En France, 650 000 personnes sont hébergées dans des maisons de retraite. La maltraitance n’y est pas rare. Les hébergés y perdent vite leur autonomie. Les conditions de travail du personnel conduisent à traiter les « clients » – ils paient, très cher – comme des objets de soin plus que comme des sujets de soin. Les grilles AGGIR (pour « Autonomie, Gérontologie, Groupe Iso-Ressources ») « rationnalisent » les réponses. Vous aurez beau avoir droit à l’aide à domicile, les personnes qui vous aideront auront un temps restreint et normé par des contraintes budgétaires. Dès lors, c’est le bénévolat, familial ou amical, qui prendra la relève. Plus on avance en âge, moins on a de chances d’être aidé par un proche. Plus on est dépendant, moins la loi sur la perte d’autonomie reste une priorité. On en est à parler de franchise sur les soins de santé, et plus d’aide aux très vieux, sauf pour les plus démunis. Les « politiques » en viennent à préconiser la formation des aidants, mais quid de la formation des aidés ? Les personnes très âgées ont besoin de médecins, de soignants, d’assistantes sociales, de kinésithérapeutes, d’animateurs, d’auxiliaires de vie… et de leur famille et amis, pour ne pas sombrer dans la désespérance, mais aussi de leurs propres forces psychiques pour continuer à être pleinement eux-mêmes.
Mon hypothèse est la suivante : la formation ne concerne pas les seuls professionnels qui accompagnent les très vieux, elle concerne aussi les vieux eux-mêmes, pourvu qu’ils soient acteurs de leur propre devenir. La promotion de la formation des adultes est plus nécessaire que jamais parce que l’on ne peut plus faire l’impasse sur la formation tout au long de la vie, et jusqu’au bout de la vie.
Comment peut-on penser une formation autogérée des vieux, alors qu’on imagine volontiers que leur « docilité » et leur « passivité » ont fait d’eux des adultes-consommateurs, mais des assistés, les privant de cette dynamique personnelle qui fait que « Tout adulte est un formateur » (Albert Jacquard) ?
Pour répondre à cette question, j’ouvrirai trois pistes :
- La première concerne ce que j’appelle le vieillissement maîtrisé. Il nous faut des vieux rebelles et pas seulement des vieux résignés. L’autoformation fait appel aux ressources intérieures de chaque vieux et les livres sur la méditation, l’alimentation, le respect des rythmes de chacun, sont tout aussi nécessaires que les encyclopédies ou les manuels de psychologie. Le troisième âge est celui de la réflexion mais aussi de l’action possible. Elle passe par la connaissance de soi, la liberté de dire non, la possibilité de choisir et d’apprendre encore et toujours, en priorité à être soi. C’est l’époque du recentrage personnel. « La conscience des vieux est la chose la mieux partagée » et leur vie est souvent riche d’une réflexion méconnue parce que tu et sans cesse réactualisée par leur expérience. Travailler les mémoires est devenu plus qu’un passe-temps, mais la condition d’un savoir-être et d’un savoir-faire à transmettre. Encore faut-il que cette transmission ait du sens pour ceux qui sont en capacité d’accueillir ce qu’on leur offre.
- La seconde piste est celle de la critique radicale des conditions de vie des vieux, non pour s’y conformer mais pour les améliorer. Ce militantisme revendicatif et inventif est aujourd’hui mené par des organisations comme l’UNRPA et les retraités agricoles et industriels qui démontrent par leur lutte contre l’isolement qu’ils sont des acteurs de leur histoire. L’engagement associatif est souvent la seule façon de contrecarrer une angoisse diffuse mais envahissante. Lutter contre la relégation n’est pas une posture, c’est une nécessité quotidienne, sauf à être condamné au silence. La formation des militants est donc une priorité et les vieux doivent s’emparer des outils du savoir militant.
- La troisième piste est celle de la solidarité entre les générations. Dans les coopératives d’habitants, dans les structures sociales, au sein des entreprises du secteur social et solidaire, il y a une place essentielle pour les vieux. Cette place est celle des sages, non ceux de la résignation, mais ceux de l’engagement. La lutte contre la dépendance n’est pas l’affaire des professionnels seulement, mais de tout le tissu social. La notion de « Care », ce souci de l’autre qui fonde l’action de tous, doit être réhabilitée. On ne saurait plus séparer les acteurs de la solidarité des personnes solidaires elles-mêmes.
Pour conclure, je dirai que nous avons un rôle fondamental à jouer comme formateurs d’adultes, dans cette révolution tranquille qu’est l’accompagnement des vieux. Nous devons créer des ponts entre l’autonomie et la dépendance, favoriser la transmission de l’expérience et la continuité du savoir-être. La formation des vieux n’est pas un luxe, c’est une nécessité pour une société qui veut être humaine.