2016 par René Barbier
Le philosophe Alain Badiou dont l’œuvre est très importante et les ouvrages nombreux, vient de faire paraître en 2016 un livre que devraient lire tous les jeunes d’aujourd’hui. Il s’agit de La vraie vie aux éditions Fayard, dans la collection Ouvertures. Il peut paraître paradoxal qu’un homme de son âge (79 ans) se permette une interprétation imaginaire de la jeunesse d’aujourd’hui et d’hier et d’essayer de comprendre en quoi dans cette jeunesse il y a des possibilités d’ouverture. En ces temps de détresse et de médiocrité politique, la parole d’Alain Badiou me semble déterminante.
Philosophe Alain Badiou
Ce philosophe qui reste marxiste mais d’une grande lucidité est aussi, quand on le regarde bien, un penseur sans doute un peu platonicien, notamment par ce qu’il appelle l’Idée communiste qui s’oppose en tous points à l’Idée libérale mondialisée. Il est aussi un peu nietzschéen en tant qu’il est justement philosophe “au marteau”, corrupteur de la jeunesse parce qu’il donne à penser la vraie vie. La vraie vie, qu’il emprunte à Arthur Rimbaud, est ce qu’il cherche à comprendre et surtout à dégager de toutes ces vies uniformisées, imposées par la société libérale et néolibérale d’aujourd’hui. Il est aussi hégélien et marxiste évidemment, parce qu’il sait dialectiser les enjeux des mondes divers de la jeunesse avec la vérité, la vraie vie, mais aussi la dialectique de celle-ci avec la tradition comme aussi la modernité capitaliste.
Mais avant tout, la pensée d’Alain Badiou est une pensée de l’émergence d’un nouvel imaginaire qui viendra pour lui de la féminité reconnue. Il discerne dans les avant-gardes de la jeunesse d’aujourd’hui ce que l’on peut appeler la femme tout autre. Elle émerge par sa prématuration dans une économie dans laquelle elle s’inscrit mais qu’elle dépasse très largement par ses potentialités. Une économie qui l’insère encore pour qu’elle ne puisse pas exposer sa vraie réalité.
Féminité reconnue
La femme pour Alain Badiou est prise depuis longtemps en tenaille entre deux pôles qui l’empêchent d’être elle-même. D’un côté c’est la femme vierge et sainte et aussi la femme-mère et de l’autre c’est la femme séductrice et dangereuse. La tenaille en question est sociale, construite par les hommes en fonction d’une économie patriarcale et libérale. Elle ne peut guère sortir de cette aliénation. Pourtant Alain Badiou va démontrer dans son livre comment la femme peut en sortir en prenant conscience philosophiquement de son destin. C’est par une vérité du devenir féminin que va s’instaurer une égalité des genres au sein de la jeunesse, donc en fin de compte des adultes au futur contre leur aliénation contemporaine. Pour comprendre la pensée d’Alain Badiou sur le devenir imaginaire de la femme, il faut examiner quatre points :
Premièrement l’impact et la prégnance des anciennes coutumes traditionnelles sur la position sociale de la femme, notamment avec l’opposition entre tradition et modernité.
Deuxièmement la féminité de la femme comme oscillation entre deux pôles, c’est-à-dire dans un entre-deux, un hors-place, impossible à tenir mais nécessaire à reconnaître pour en comprendre les effets aliénants.
Troisièmement la reconnaissance de la femme “prématurée” comme il affirme. Une femme future qui est déjà annoncée potentiellement dans sa conscience féminine, certes enfouie, mais toujours présente, malgré le fait qu’elle ne peut pas être complètement réalisée dans cette société libérale.
Quatrièmement enfin l’avenir lumineux du destin de la femme qui aura compris philosophiquement ce dont elle est capable. Elle engendrera alors dans la jeunesse et par la jeunesse un autre monde plus humain.
Devenir de la jeunesse
La jeunesse doit se confronter inéluctablement à son espoir dans la vraie vie, c’est-à-dire d’une jouissance, d’une passion liée à l’être au monde, à trois catégories existentielles : celles de la sexualité, de l’argent et du pouvoir. Par rapport à ces trois catégories, le devenir de la jeunesse et de l’adulte se transformera en sublimation ou en aliénation, ou encore en dépassement et en restauration. Le jeune, qu’il soit garçon ou fille est pris d’un côté dans le jeu de la liberté comme ils l’appellent, centrée sur la jouissance immédiate des sensations et des désirs sans frein ni loi. Il s’agit de brûler sa vie même jusqu’à la mort. De l’autre, une polarisation sur l’attente anxieuse d’une réussite sociale sans cesse imaginée, qui est censée l’insérer dans le monde des adultes et lui donner ce que ce monde attend de lui comme “être méritant”.
La contradiction entre ce pôle de la liberté et de la réussite sociale est favorisée, mise en lumière, par le capitalisme contemporain tout en le contrôlant par tous les moyens d’une violence symbolique subtile. C’est l’essor même de la crise de la modernité. Reprenant à la fois la pensée freudienne et la tradition de la théologie chrétienne, Alain Badiou souligne l’importance des trois corps. Le corps perverti, lié au meurtre du père réel, accapareur des femmes, par la horde initiale des fils envieux. Le corps sacrifié du père symbolique, du dieu fait homme sur la croix et son introjection dans la conscience humaine et fondateur de la Loi. Et le corps réinventé et policé pour retrouver un père imaginé auquel on peut se soumettre en toute bonne conscience et mérite.
Hors-place de la femme, création humaine
Le rôle du philosophe est de savoir dire non à l’engloutissement dans ces trois corps, par l’exercice de la pensée critique et lucide sur leur composition complexe à l’heure actuelle. La loi du “Divin Marché” comme la nomme le philosophe Dany-Robert Dufour essaie partout les moyens de jouer avec ces trois corps à son profit.
Ce jeu imaginaire de la jeunesse aboutira d’un côté, pour les fils comme pour les filles, à une adolescence infinie pour les garçons devenus des adultes aux jouets innombrables proposés par la modernité libérale et du côté des filles, à l’enfouissement de leurs possibilités, de leurs capacités, révolutionnaires. Mais un enfouissement inconscient qui demeure malgré tout en filigrane comme prématuration agissante d’un devenir tout autre. La fille de l’entre deux, entre l’image de la femme mère ou vierge d’un côté et de l’autre celle de la femme séductrice et dangereuse cherche désespérément sa place. Elle refuse inconsciemment d’être assignée à ce hors-place tout en sachant que sa véritable place n’est ni d’un côté ni de l’autre. Badiou nous invite à penser ce hors-place de la femme d’une manière radicalement différente comme lieu de la création humaine.
Analyse de l’imaginaire de la jeunesse
Il faut alors rappeler la crise de la jeunesse notamment pour Alain Badiou. Il part de la représentation freudienne de la horde primitive des fils dont le père s’octroie toutes les femmes. Ils le tuent et pour se réconcilier le célèbrent comme père symbolique. Alain Badiou examine les conséquences et l’évolution en allant vers la modernité qui, dit-il, est le refus de la tradition. La théologie chrétienne propose son interprétation. Après avoir tué le père réel, Jésus, l’homme a dû le sanctifier parce que sa mort a été acceptée par lui comme signe de reconnaissance de sa divinité. Les hommes ont senti de ce fait une culpabilité essentielle qui a donné lieu à l’émergence de la croyance en un Christ éternel auquel tout le monde doit croire. Cela a pu se faire par la Loi du père imaginaire intériorisée, fondatrice d’une tradition draconienne. La crise survient lorsque cette belle machinerie imaginaire voit ses fondamentaux se dégrader. Elle est grippée par deux éléments. D’abord l’affirmation de la mort de Dieu. C’est l’optique nietzschéenne. Le Père symbolique n’a plus de raison d’être puisque le père réel n’a pas été tué par sa progéniture. Le fils ne pense plus à introjecter le père symbolique, c’est-à-dire la Loi. Les fils minés par la culpabilisation deviennent des éternels adolescents adultes.
Devenir féminin avec la modernité
La fille conserve, elle, un aspect essentiel de la tradition. Elle seule en effet accouche d’un être humain et, en cela, donne naissance à l’humanité future. Ce fait inéluctable est un point focal dans la pensée d’Alain Badiou sur le devenir féminin. Cela ne veut pas dire que la femme relativement plus autonome et moderne doive absolument entrer dans la maternité ou devenir nonne. Elle conserve au contraire son libre choix. Mais si deux femmes ou deux hommes qui s’aiment veulent adopter un enfant, ils doivent passer par un tiers : la femme qui deviendra la génitrice de leur enfant. Il n’existe pas à ce jour une technologie assez puissante pour servir de ventre maternel, de couveuse, dès les premiers moments de la gestation. Ce n’est que vers sa fin qu’une couveuse peut venir seconder la mère en difficulté. Dans son inconscient la femme connaît ce caractère universel du vivant humain et de tous les mammifères. Cela lui donne une puissance considérable que l’homme ne pourra jamais posséder. Mais cette puissance reste en friche sous le joug du libéralisme où elle demeure soumise à l’homme “méritant” enfermé dans la réussite sociale programmée par le système. Tout est fait pour cela, par le biais de subterfuges symboliques comme la publicité, la mode, les arts, la poésie… Dans le monde économique la femme devra rester toujours en second rôle alors qu’inconsciemment elle sait qu’elle a une puissance de création unique sur le plan physique mais également symbolique, liée à la nature dont elle connaît dans son corps la présence intrinsèque
Source créatrice de la femme contrôlée
Dans l’économie libérale et néolibérale la puissance créatrice de la femme sous contrôle est récupérée. Elle doit être une travailleuse subordonnée tout en restant une mère irréprochable. Pour cela il faut que la femme puisse se démarquer de la tradition qui la maintiendrait dans un rapport de domination Homme/Femme désuet à l’ère de la modernité productrice de consommation dirigée. La mère au foyer ne suffit plus au néolibéralisme dont un certain féminisme démocratique ne voit pas toujours les enjeux pour Alain Badiou. La femme doit participer activement à la production et à la consommation, garanties du profit pour la classe dirigeante. On lui accorde la pseudo liberté de tenir, rarement, des emplois de direction ou réservés au caractère guerrier des hommes. Le plus souvent on utilise sa puissance séductrice pour faire vendre les productions inutiles d’une économie insignifiante, amorale à souhait. Pourtant personne ne peut lui retirer cette puissance créatrice. Elle possède une ressource de vie et un imaginaire instituant potentiel. Il faut en effet voir l’imaginaire non seulement comme idéologie, car celle-ci n’est que la part réductrice par la raison de l’imaginaire comme le pense Cornelius Castoriadis. L’imaginaire est fondamental et instituant. Il trouve sa concrétisation dans cette puissance créatrice originale de la femme.
“Hors-place” de la femme
La femme est maintenue dans un entre-deux, un hors place, mais assignée en même temps aux deux places essentielles réservées aux hommes. Elle est à la fois mère et ouvrière, soldate ou policière et fille de joie, croyante traditionnelle et réformiste. Elle peut alors aller voter, en tant que femme “méritante”, pour des partis libéraux conservateurs. Bien qu’elle réussisse dans les études d’une façon avantageuse par rapport aux hommes, la femme doit croire qu’elle n’est pas capable de réunir toutes les qualités requises de sa condition de femme moderne par le régime économique dominant. La tradition monothéiste maintient la femme dans une position inférieure quant à la création. Seul Dieu le Père est le Créateur. L’homme est son successeur, son fils, mais non la fille. La société libérale moderne réussit le tour de force de maintenir ce conservatisme tout en voulant s’exclure de la tradition.
Sur ce plan la femme demeure le danger le plus évident, comme rivale humaine du Père divin intériorisé par les tenants de l’ordre social. La tradition, en effet, n’est plus de mise dans la modernité. Elle était fondée sur une croyance dans un ordre social immuable qui résultait de la toute puissance du dieu unique, de l’Un, perpétué par le pouvoir des fils. La Loi qui en émergeait pour tous était avant tout destinée à accroître le pouvoir des hommes en général, maîtres du capital patrimonial. Avec la fin des prophètes d’hier et d’aujourd’hui proclamant sa venue déjà accomplie ou à venir, tout l’édifice symbolique chancelle. Quel bourgeois ira maintenant se faire tuer sous le drapeau de Dieu ou de son ersatz la patrie ? Ceux qui partent sont les fils de pauvres à qui on n’a même plus le besoin de dire qu’ils partent pour défendre l’économie capitaliste. Ceux qui pensent partir pour une cause encore traditionnelle et divine, comme les Croisés du christianisme, les poilus de la Première Guerre Mondiale ou les fanatique de DAECH sont immergés dans un imaginaire aliéné et aliénant qui méconnaît les enjeux de pouvoir économique, politique et symbolique dans la société. La jeunesse des pays riches n’y croient plus en général. Sans repères, hommes et femmes sont déboussolés et soumis à la toute puissance idéologique du néolibéralisme.
Quel avenir pour cette jeunesse ?
Pour Alain Badiou il viendra d’une juste reconnaissance de la puissance créatrice de la femme.
Une femme qui aura lucidement pensé sa condition et les limites actuelles de sa prématuration pour advenir dans l’univers de son autorisation dans un hors-place réinventé. Une femme qui mettra en œuvre un processus philosophique d’égalité réelle des genres sans nier sa propre spécificité. Une femme qui saura dire je et nous non seulement au niveau local mais au niveau planétaire et naturel. Comme le proclamait Louis Aragon : ” […] L’avenir de l’homme est la femme. Elle est la couleur de son âme […] ” (Louis Aragon Le fou d’Elsa, éditions NRF Gallimard, 1963).