Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 2 : Le modèle généraliste en éducation


Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs.  Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site.

Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 2 : Le modèle généraliste en éducation

Présentation

La notion de modèle est nécessaire dans la théorisation en éducation. Le modèle généraliste propose une éducation la plus large possible qui conjugue une pulsion de Savoir, une pulsion de Connaître et une pulsion de Dire . Ce modèle ne peut être exploré sans une approche interdisciplinaire et multiréférentielle. Dans cette optique, les axes de références incluent la sensibilité et l’interculturalité ouverte sur la création.

1– Question du modèle “généraliste” en éducation

« Spécialiste » ou « généraliste » ?

L’évolution du monde technique, économique et social oblige les responsables de cursus à la réflexion et à l’adaptation de leur modèle de formation. Dans la foulée de la société contemporaine occidentale, largement hypothéquée par un capitalisme d’organisation fort bien décrit, il y a déjà de nombreuses années, par G. Gurvitch et nommé désormais « mondialisation », de sombres augures prophétisent l’avènement de l’ère des “spécialistes” faisant disparaître l’idée même du “formateur”. Pratiquant depuis longtemps un autre modèle de formation, ce modèle voudrait être une réaction salutaire contre cette tendance momentanée qui me semble ni pertinente, ni éthiquement valable à long terme.

C’est la raison pour laquelle, après avoir abordé le concept de “modèle” en éducation, j’analyserai cette orientation à la lumière du “modèle” de Serge de Witte (De Witte, 1989) du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) pour revenir, dans une troisième partie, à une défense d’un modèle “généraliste” du cursus de formation de formateurs.

Notion de “modèle”

J’ai toujours eu une réaction de prudence à l’égard du terme de “modèle” en éducation . Dans notre civilisation spectaculaire, où tout s’échange en signes et simulacres, comme l’a bien remarqué Jean Baudrillard (Baudrillard, 1976), le “modèle” est avant tout celui qui règne dans nos magazines de mode et qui s’affiche largement sur nos murs, avec l’aide sempiternelle de notre inconscient. Quel responsable de formation voudrait proposer ce type de connotation dans son cursus, mise à part peut-être la dimension esthétique qu’on y trouve généreusement : toute formation n’est-elle pas une dialectique de la beauté (de la cohérence, de l’harmonie) et de la laideur (du chaos, de la déstructuration), des formes symboliques imposées?

Le “modèle” c’est aussi, dans les arts plastiques, la forme à reproduire. Le maître surveille son élève et le dirige en vue d’une juste copie du sujet. Certes, pour les étudiants avancés, l’interprétation est acceptée, mais la règle demeure une certaine fidélité à la réalité. Cette acception du “modèle” n’est pas à rejeter d’emblée dans une formation de formateurs. Elle inclut la notion de “cadre symbolique”, de cadre de repérage à partir duquel une certaine liberté peut réellement s’exprimer. Mais elle correspond bien plus encore à une soumission à l’autorité et une philosophie de la reproduction au nom d’un principe de réalité frauduleusement appelé “réalisme” avec sa maxime centrale “il ne faut pas rêver !” Ne doutons pas que dans un projet pédagogique centré sur l’hyper-spécialisation professionnelle des formateurs, autrement dénommés d’ailleurs, cette conception du “modèle” deviendra de rigueur.

Le “modèle” dans cette conception devient vite le “modèle réduit”, c’est-à-dire l’illusion rassurante pour les “adultes”, de la maîtrise, à l’échelle humaine, de la complexité inconnue du vivant (Lacan, 1975, p. 52 – J. Lacan critique toute attitude valorisant la pseudo-maturité et maîtrise de l’adulte par rapport à l’enfant). Nous sommes loin alors de la réflexion sur la tristesse adressée par le poète Rainer Maria Rilke à son jeune disciple Franz Xavier Kappus au début du siècle. Ne montrait-il pas que la tristesse est souvent le résultat d’une peur devant l’inconnu et devant la vie ?

Tout même l’inconcevable, doit y devenir possible. Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. Que les hommes, là, aient été veules, il en a coûté infiniment à la vie. Cette vie que l’on appelle imaginaire, ce monde prétendu “surnaturel”, la mort, toutes ces choses nous sont au fond consubstantielles, mais elles ont été chassées de la vie par une défense quotidienne, au point que les sens qui auraient pu les saisir se sont atrophiés” (Rilke, 1990 (1929), p.93).

Certes l’idée de “modèle réduit” est utilisée dans l’activité scientifique. La science est fondée sur le principe de “réduction”. Mais, comme le signale Henri Atlan, il faut distinguer la “réduction simple” d’une réduction hypostasée dans le travail théorique (Atlan, 1986, 444 p.). Quoi qu’il en soit la notion de “modèle” est devenue obligatoire dans l’élaboration d’un projet de recherche scientifique. C’est une étape reconnue et légitime dans le procès d’investigation d’une recherche en sciences humaines.

La notion a largement débordé dans le champ éducatif : ne parle-t-on pas d’une “pédagogie des modèles” ? Il nous faut donc faire avec, malgré nos réserves. Nous verrons plus loin que notre “modèle” de formation tente d’éviter l’aspect réductionniste du concept même de modèle en nous souvenant de l’admirable propos du poète autrichien précédemment cité.

Tendance actuelle à la spécialisation du cursus en sciences de l’éducation

On peut entrer dans la “spécialisation” suivant plusieurs conceptions :

– il s’agira de se spécialiser en fonction du type d’organisation qui emploie le formateur, le futur enseignant ou de celui vers lequel le porte son activité régulière.

– souvent il s’agit alors d’une spécialisation en fonction du type de public avec lequel le formateur travaille habituellement. Ainsi on devient vite, par la force des choses, un “spécialiste des  “B.N.Q”  (Bas niveaux de Qualification).

– on peut se spécialiser en fonction du contenu de plus en plus scientifique ou technique de la formation dispensée. Qui ne connaît ces formateurs d’adultes hyper compétents dans un domaine très réduit d’une activité professionnelle, en général particulièrement technicisée ? Ou ces enseignants qui ne connaissent que leur discipline de base, et même qu’un aspect parcellisé de celle-ci. Mais ne rencontre-t-on pas également des formateurs semblables dans les “techniques de créativité” ou dans l’enseignement de l’analyse transactionnelle ou de la P.N.L  (Programmation Neuro Linguistique) ?

– Enfin la spécialisation porte également sur le type de méthode pédagogique utilisée. On devient alors spécialiste en “conduite de réunion”, en “pédagogie et écoute rogériennes”, en “pédagogie institutionnelle”, en “pédagogie corporelle”, en “pédagogie didactique” etc.

Économie libérale et spécialisation

Le système industriel contemporain a favorisé ce mouvement vers la spécialisation jusqu’aux années récentes. D’ailleurs, le capitalisme d’aujourd’hui est-il, sur ce point, et dès que nous acceptons de sortir des discours idéalistes proclamés, bien éloigné dans sa pratique de ce que préconisaient en leur temps un Taylor ou un Fayol ? Notre optique nous fait vivement critiquer l’orientation préconisée par Serge de Witte dans la formation de formateurs (De Witte, 1989, pp. 19-24).

Au nom du “réalisme” et de l’“exigence d’efficacité”, l’auteur nous demande de casser l’identité formation = pédagogie en faisant disparaître le mot formateur. Méconnaissant la complexité à la fois relationnelle, intellectuelle, sensible et créatrice de la fonction de formateur, au moins dans une visée d’une liaison intrinsèque avec le sens de l’éducation, en la réduisant à une simple compétence technique “à l’animation” requise de tout cadre, S. de Witte en arrive, évidemment, à étiqueter et découper la fonction de formation en profils de postes de plus en plus spécialisés. Sont décrits ainsi les postes de responsable de formation, de conseil externe en formation, d’audit et d’expert en formation, d’ingénieur en formation, et de didacticien en formation.

Je ne conteste pas cette tendance parcellisante dans la fonction de formation à l’heure actuelle. Mais est-elle la meilleure voie pour l’organisation de troisième type ? Et par rapport à une philosophie et une éthique éducatives soucieuses du développement de la personne, n’est-elle pas à revoir ? Les théoriciens et les chercheurs dans le domaine de la formation des adultes doivent-ils suivre docilement ce mouvement, voire le renforcer en le légitimant sur le plan théorique ? Ne doivent-ils pas, au contraire, rester vigilants et proposer des ouvertures tenant compte des données les plus avant-gardistes des besoins des entreprises et des organisations contemporaines soucieuses d’une compréhension éco-systémique de leurs activités et d’un apport des sciences de l’homme et de la société ? D’ailleurs une autre façon d’envisager la typologie des fonctions de formation comme l’a proposée Eugène Enriquez, qui ne manque pas d’humour, me semble plus profitable théoriquement (Enriquez, 1983).

Il ne s’agit pas tant de suivre le mouvement que d’anticiper une évolution future à partir du changement nécessaire dans la culture d’entreprise comme nous l’avons déjà montré (Pratiques de formation/Analyses, 1988, 131 p.). On trouvera dans une étude de Simone Aubrun et Roseline Orofiamma (CNAM) l’émergence de “compétences de troisième dimension” recherchées à l’heure actuelle dans certaines entreprises et formations (Aubrun et. Orifiamma, 1990, 202 p.). Ces compétences sont tributaires d’un autre regard sur les besoins de l’entreprise et sur les aspirations de la personne au travail considérée dans son être global, à la fois sensible, intellectuel et créatif.

Marie-France Carenzo-Seylaz intervenant au 3e Forum de Symbolium, à la fin des années 80, qui réunissait des chercheurs et des responsables d’entreprises ouverts à ces questions, insistait sur de nouvelles façons d’apprendre à apprendre dans cette optique si nous ne voulons pas avoir sept millions d’exclus à l’horizon 95 : les exclus de l’abstraction, les exclus de l’interactivité homme/machine, les exclus de la vitesse et de la flexibilité (Carenzo- Seylaz, 1989, p. 16). D’ailleurs ne trouve-t-on pas aujourd’hui une place enfin reconnue aux “littéraires” dans l’entreprise (Etchegoyen, 1990, 440 p. ;  Lussato, 1989).

2 –  Un modèle “généraliste” du cursus en sciences de l’éducation

Imagine-t-on une médecine qui ferait disparaître ses médecins généralistes au profit des seuls spécialistes ? Certes, la tendance existe, complètement déterminée par la question du rendement économique de la profession. Mais les malades commencent à réclamer autre chose qu’un médecin compétent dans sa spécialité mais analphabète sur le plan psychologique. C’est sans doute un des facteurs du développement des “médecines douces” qui conjuguent, dans le meilleur des cas, la spécialisation et l’approche holistique du sujet pathologique pris dans sa complexité. Ne devons-nous pas chercher du côté de ce phénomène, en particulier si notre intérêt de recherche en éducation se situe vers la dimension “clinique” ? Le modèle “généraliste” qui suit va dans ce sens.

Je    fais    l’hypothèse   que    toute   personne   désireuse   de   se    former   articule conjointement trois types de pulsions :

  • une pulsion “épistémophilique” ou pulsion de savoir.
  • une pulsion d’expression de son être global ou pulsion de dire.
  • une pulsion d’interrogation ontologique sur l’essence du  monde ou pulsion de connaître .

Je parle de “pulsion” pour indiquer que le désir qui en résulte tire son origine dans la complexité somato-psychique du vivant humain

Je pose comme postulat que ces trois pulsions ne peuvent être dissociées. Elles jouent ensemble dans la dynamique de formation selon une logique trinitaire telle que l’ont formulée récemment Dany-Robert Dufour (Dufour, 1990), mais également, dans un registre plus spécifiquement pédagogique, Jean Houssaye, en faisant “jouer” trois facteurs en interaction : le savoir, l’enseigné et l’enseignant (Houssaye, 1988). Vouloir utiliser une logique binaire selon notre habitude, nous conduit à des impasses pédagogiques. Il faut toujours le troisième terme de la structure – celui qui constitue la “case vide” permettant le jeu du jeu – pour éviter tout blocage.

Pulsion de Savoir

En pédagogie des adultes, nous devons toujours partir de l’hypothèse que la personne désire se former en vue d’accroître son savoir théorique et pratique sur son monde quotidien, professionnel ou autre. Son désir de savoir est lié à sa volonté de pouvoir. L’adulte en formation recherche ce qui aura le plus de “pertinence” dans son rapport à l’objet : une meilleure adéquation entre sa conception des choses et sa pratique ; une meilleure maîtrise de son savoir-faire ; une meilleure articulation entre ce qu’il souhaite et ce qu’il peut faire ou avoir ; une meilleure adaptation entre ses compétences et ce que lui demande l’entreprise. Sur ce plan l’adulte ne se forme pas pour le simple plaisir de se former[1].

Pulsion de Connaître

Mais l’adulte en formation est également un être humain qui ne peut se résoudre à n’être qu’un peu plus compétent. Il veut connaître le “sens” de son activité et cette optique le porte à interroger le sens du monde et de sa place en son sein. C’est la question de la Vérité qui se pose à lui. Qui est-il, que fait-il sur cette terre ? Où va le Monde et son propre monde ? N’importe quelle histoire de vie d’adultes en formation est susceptible de démontrer ce que j’affirme pour peu qu’il s’agisse bien d’« histoire de vie » (problème du temps de narration, de la confiance, de l’approfondissement dans un cadre symbolique respecté etc.,) et non d’un simple gadget méthodologique (Barbier et Le Grand, 1990, pp 66-70). Martine Poupon- Buffière a mis en lumière dans sa thèse la crise existentielle et son aménagement d’où elle dégage des figures symboliques typiques dans le parcours de formation des futurs formateurs (Poupon-Buffière, 1990, 408 p.).

Cette pulsion de Connaître, les artistes, les poètes, les philosophes et les sages la reconnaissent comme une des clés de leur aptitude créatrice. Dans une perspective lacanienne c’est la quête inachevée de la place du sujet clivé dans la structure. Dans une perspective proche de Cornélius Castoriadis, c’est le rapport imaginaire d’indétermination qui unit le sujet axé sur son autonomie au Chaos, Abîme, Sans-Fond comme dans une perspective d’une sagesse orientale proche de Jiddu Krishnamurti c’est la relation bouleversante et non- maîtrisable à l’“otherness” (Barbier, 1987 ; 1991, 233 p.).

Dans la mentalité primitive c’est le rapport magico-religieux au monde et plus largement ,si nous acceptons de suivre les riches études de Mircea Eliade, c’est le “sacré” comme faisant partie de la structure de la psyché (et non seulement comme une étape dans l’évolution de la conscience) (Eliade, 1989 (1976), 496 p. (cf. p.7) ; 1989 (1978), 523 p. ; T.3, 1989 (1978), 365 p.).

Quiconque suit un peu l’activité épistémologique contemporaine sait que la “pulsion de connaître”, avec la question de la vérité, est au centre de la réflexion, avec des interpellations de plus en plus éclairantes pour l’éducation, au carrefour d’une pensée occidentale et d’une vision orientale du monde.

Pulsion de Dire

J. Lacan l’a écrit : l’homme est un “parlêtre”. Il est dans sa nature de participer à l’ordre symbolique dont il est constitué. Cette pulsion ne s’envisage guère sans un rapport à la mort comme l’exprime très bien le poète mexicain Octavio Paz : “Moi dans la mort je découvris le langage. L’univers parle seul, mais les hommes parlent avec les hommes” (Paz, 1986, p. 34).

Dire, c’est s’exprimer selon une logique symbolique, inhérente à toute logique sociale. Il y a dans l’expression du Dire à la fois une reliance fondamentale à la culture et aux autres, mais également comme un surplus énergétique à dépenser, à gaspiller comme le pense

G. Bataille (Bataille, 1967, p. 250). Loin d’être une réduction d’une tension de paroles retenues, le Dire est une explosion d’un réel qui veut signifier. La joie, au-delà du plaisir, n’est-elle pas le fait de cette dispersion vertigineuse et totalisante ? La création est directement liée au Dire. Elle en est sa fonction primordiale. Mieux que jamais une personne entre dans le Dire dès qu’elle improvise, c’est-à-dire dès qu’elle commence à créer (De Raymond, 1980).

Une logique trinitaire anime ces trois pulsions. Lorsque deux d’entre elles jouent ensemble au risque de se figer et de fixer la structure de formation dans un immobilisme institué la troisième est là pour redonner un dynamisme au jeu.

Nous pouvons formaliser les figures logiques de la manière suivante:

– S + D / (C)

C + D/ (S)

C + S/ (D)

Ainsi prenons le jeu de S et de D, avec (C). Dans ce cas, Savoir et expression (Dire) s’articulent au détriment de la pulsion de Connaître. Le rapport au Savoir pousse l’adulte et ses formateurs vers une maîtrise de plus en plus accentuée et liée au pouvoir. Le Dire est pris dans ce jeu et peut s’y enliser : il devient discours d’accompagnement et séquences idéologiques, bientôt langue de bois. Mais (C), la pulsion de Connaître entre en compétition pour rétablir la fluidité du jeu par une interpellation de plus en plus soutenue sur le sens de cette tendance et l’explosion des sécurités établies. Ce sont souvent les philosophes et les mystiques qui jouent ce rôle contestataire.

Prenons un autre cas de figure : articulation entre C et D avec (S). La formation devient de plus en plus un jeu entre une interrogation métaphysique et une expression qui s’englue dans des circonvolutions sémantiques. Nous en trouvons, actuellement, une tendance dans le “retour du sacré” souvent charlatanesque. (S) intervient alors pour rétablir l’équilibre par un juste retour à un principe de réalité exigeant plus de pertinence et une volonté de rigueur intellectuelle, malgré tout sans cesse relativement illusoire en dernière instance car le “réel” reste “voilé”.

Dans le troisième cas de figure, S joue avec C et (D) est entre parenthèses. La formation prend des allures de maîtrise sur ce qui est pourtant non-maîtrisable (Bernard, 1989, 275 p.). C’est le règne des programmes et des réformes, de la parole magistrale toute puissante et de l’invalidation de la dissidence. (D) sortira de l’ombre pour réanimer le jeu. En s’appuyant sur C la fonction du Dire, souvent dans ce cas à dominante artistique, ludique et libidinale, fera émerger l’instituant qui déstructurera ce qui devenait une ossification de la vie collective en formation[2].

On pourrait montrer que les différents types de formation (auto-formation ; hétéro- formation et éco-formation) dégagés par G. Pineau (Pineau et Marie Michèle, 1983) s’inscrivent très bien dans ce modèle. L’auto-formation relie la pulsion de Connaître et la pulsion de (se) Dire. L’hétéro-formation relie la pulsion de Savoir et la pulsion de Dire : ce que les autres, les institutions de formation nous offrent nous le réinvestissons dans l’affirmation et l’expression de nous-mêmes. L’éco-formation est le résultat de l’articulation d’une pulsion de Savoir à partir d’un questionnement venant du Monde (et du petit monde que constitue notre environnement immédiat).

Si j’avais à resituer Connaître, Savoir et Dire dans la triade lacanienne, Connaître serait du côté du Réel, Savoir du côté de l’Imaginaire et Dire du côté du Symbolique.

Ce modèle “généraliste” suppose un certain nombre d’axes de référence en sciences humaines et en pédagogie active.

Axes de références théoriques

Multiréférentialité

Nous sommes quelques uns à être très attachées à cette problématique dans notre équipe de D.E.A. à Paris VIII (Ardoino, 1988. pp. 247-265 ; Barbier, 1993, pp.201-213). D’autres enseignants de ce cursus de D.E.A. s’y rattachent également, mais avec des nuances et parfois des critiques que nous pouvons entendre pour leur pertinence. D’autres encore y sont farouchement opposés, sans doute légitimement. Encore faut-il s’entendre sur ce concept.

L’écoute multiréférentielle n’est pas la simple prise en compte d’une multidimensionnalité de l’objet de recherche, ni son analyse pluridisciplinaire. Incluant l’interdisciplinarité, l’écoute multiréférentielle la précise. Il s’agit bien de comprendre l’objet dans l’ordre logique de la complexité telle que la définit Edgar Morin (Morin, 1977, 1980, 1986 et 1992).

L’objet multidimensionnel est alors étudié sous plusieurs perspectives tenant compte de sa totalité. J. Ardoino en dégage cinq dans “éducation et politique” (Ardoino, 1998 (1977) : centrée sur l’individu, centrée sur l’interrelation, centrée sur le groupe, centrée sur l’organisation et centrée sur l’institution. J’en ajouterai une sixième centrée sur le cosmo- écologique, c’est-à-dire la place de l’Homme dans la nature et le rapport au sacré devant ce qui échappe à l’entendement. Chaque perspective demande une lecture plurielle, un certain polyglottisme en sciences anthropo-sociales. Chaque discipline est articulée aux autres en fonction de son apport heuristique et de ce que je pourrais nommer son “point de rupture épistémologique”, c’est-à-dire ce point d’investigation à partir duquel une discipline spécifique ne permet plus de prêter du sens à l’objet.

L’exigence de recherche implique alors de le regarder à la lumière d’une discipline opposée et complémentaire. Le processus est sans fin. Chaque rupture épistémologique en appelle une autre à partir d’une marge d’incertitude fort bien montrée par Georges Devereux (Devereux, 1980). Là encore il s’agit d’ouvrir au maximum l’approche multiréférentielle par l’utilisation des approches philosophiques et artistiques de la réalité à travers les formes d’intelligibilité et de sensibilité proposées par la multiplicité des cultures.

Cette démarche, souvent de type “clinique”, ne va pas sans un certain sens du paradoxe (Barel, 1979, 276 p.)[3], car il s’agit parfois d’articuler des approches à la fois radicalement opposées et néanmoins absolument nécessaires à la compréhension de l’objet. Elle implique également l’acceptation du “trou noir de la connaissance” (G. Lerbet) et de l’impossibilité effective de cerner l’objet dans sa nature et sa totalité. J’insiste beaucoup sur le fait de pouvoir “jouer” avec les références multiples sans être emprisonné dans une érudition spécialisée. Il s’agit de “prêter du sens” comme aime à le répéter J. Ardoino, et pour cela de faire feu de tout bois mais non sans une volonté de rigueur intellectuelle.

En fait, l’écoute multiréférentielle réhabilite la figure actualisée de “l’honnête homme” du siècle des Lumières car, plus que jamais aujourd’hui, l’organisation moderne a besoin d’acteurs sociaux ayant ce type de profil, sans doute beaucoup plus que de “guerriers” de la concurrence intellectuelle malgré les offres alléchantes portées par le marché des biens symboliques dans ce style (Meigant et Rayer, 1989) particulièrement “managinaire” pour reprendre une excellente expression critique de Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac (De Gaulejac, 1989). Je les avais nommés des “synthétiseurs” dans mon livre sur la “Recherche- action dans l’institution éducative” en 1977. L’“honnête homme” de 2001 est avant tout celui qui sait se documenter, s’informer, se relier, se “mettre en jachère” (Masud Khan) et communiquer pour réfléchir et agir quand il le faut (Lefort, 1990), mais avec la conscience d’une “relation d’inconnu” (Rosolato, 1978) sur laquelle il ne peut rien.

Sensibilité

Autre axe essentiel à redécouvrir : la fonction de la sensibilité dans tout acte de recherche et de formation. Rappelons que cette capacité humaine a été reconnue, dès l’avènement de l’Encyclopédie au XVIIIe siècle, comme une des clés de la conception de l’homme : l’homme est d’abord un être sentant et il devient un être pensant. La société le socialise par la discipline qu’elle impose. Le jeu frontalier du génie et de la folie s’effectuera autour de la sensibilité (Willard, 1963, p. 23 ; Moureau, 1990).

J’entends par là un dépassement, sans dénégation, de la partie émotionnelle et fantasmatique de l’être par une juste prise en considération de ce qui échappe à la raison, au profit d’une sorte de résonance intuitive et affective, où le sens est donné d’emblée, dans notre rapport au monde . Nous sommes assez proches de ce que Carl Rogers nomme l’“empathie”, c’est-à-dire une façon d’être soi-même tout en entrant profondément dans l’univers symbolique et affectif de l’autre. Il ne s’agit pas de “fusion” mais de “compréhension” immédiate et non-verbale. C’est “la voie du cœur” de la sagesse universelle

(Desjardins, 1987)[4]. Elle est l’expression même de la joie d’être, absolument nécessaire à l’activité éducative, comme nous le rappelle fort pertinemment Georges Snyders[5]. Il nous faut encore beaucoup explorer scientifiquement pour comprendre cette source relationnelle de l’être humain.

Dernièrement, après des recherches déjà confirmées sur l’importance de la voix et du regard dans ce que John Bowlby (Bowlby, 1984) a nommé l’“attachement”, terme repris par R. Zazzo (Zazzo, 1974 ; Montagner, 1988), ont mis en relief la toute première relation du bébé à sa mère par le truchement des odeurs (Schaal et Porter, 1990, pp. 1502-1510). Elle nous fait examiner avec rigueur notre culture comme une ère de “Barbarie” (Henry, 1987), dont les formes les plus totalitaires (Nazisme, Stalinisme) ont cherché par tous les moyens pédagogiques à exterminer les racines sensibles et proprement humaines de l’enfant, dès l’éducation familiale, au profit de la gloire étatique et nationale (Miller, 1984, p. 101 ; Lounatcharski[6], 1984). Comme l’a démontré Cornélius Castoriadis, cette perspective de la “compréhension” ne correspond pas à celle, en fin de compte animée par la rationalité, que développe Max Weber dans on œuvre (Castoriadis, 1990, pp. 39-70).

Création interculturelle

Il s’agit d’une orientation qui pose la question de l’ouverture et de l’interférence créatrice des cultures. Nous parlons alors de choc ou de métissage culturel (UFR 5, 1988, p. 50 ; Camilleri et Cohen-Emerique (s.dir), 1989 ; Rztschitsky, Bossel-Lagoss, Dasen, 1989 ; Servier, 1993, 127 p.). Loin d’être un enfermement sur une quelconque tradition considérée comme un “Paradis perdu”, ou sur une fixation blindée sur la toute-puissance de notre propre culture scientifique et technique, nous comprenons cette perspective comme une participation à un imaginaire social créateur à la manière de C. Castoriadis (1975). Un imaginaire social en train de s’élaborer à partir d’une conjonction culturelle sans précédent entre l’“Orient” et l’”Occident”. Il va sans dire qu’ainsi je suis curieux de mieux comprendre, mais avec une vigilance toujours critique, certaines dimensions de ce Mouvement social qui s’étend sous forme de réseaux et que l’on nomme “le Nouvel Age” (Vernette, 1989)[7].

Cet ensemble problématique, ce modèle “généraliste”, conduit à un projet pédagogique pratique dans lequel les notions d’hétérogénéité des styles d’intervention et des publics, de fluidité des sources de connaissance ou de savoir et de recherche-formation existentielle, sont axiales. Les formateurs qui sortent de ce cursus, comme dans le DUFA (Diplôme d’Université de Formateurs d’Adultes) de Paris 8, sont bien des “généralistes” en formation. Rien ne les empêche évidemment d’avoir, à côté, une spécialisation. Mais la formation reçue vise à les décloisonner et à les rendre créatifs et soucieux de comprendre la complexité psychologique, économique, culturelle et sociale, dans une visée éthique (Imbert, 1987)[8], quelles que soient les situations imprévues et souvent conflictuelles rencontrées dans un processus de formation.

En somme d’être des “poètes de la formation” car, comme l’écrit René Char “la poésie vit d’insomnie perpétuelle ” (poème Les dentelles de Montmirail).

Françoise Dolto, analysant le cas de “la femme adultère” en passe d’être lapidée dans un passage des Evangiles, démontre bien comment Jésus échappe au double bind des Docteurs de la Loi qui, en fait, tentent d’utiliser la Règle pour le confondre (Dolto, 1982, pp. 77-101). “Que celui qui est sans reproche jette la première pierre.” Il me semble que nous sommes là en présence d’une parole, qui exprime la dynamique toujours instituante de la Loi (symbolique) intériorisée, d’une manière totalement non-réfléchie, intuitive, immédiate, impromptue et parfaitement juste. Ainsi la dimension éthique, qui se fonde sur l’omniprésence de la Loi en soi-même, et qui a à voir avec l’instance de la Vérité, s’appuie sur une valeur ultime (ici l’amour) qui échappe à toute explication rationnelle mais qui structure inéluctablement la personne et la met, conflictuellement, en face de son désir.


[1] Par exemple, Antoine Léon propose, pour l’adulte, une pédagogie ouverte (1971, p. 33). De son côté Roger Mucchielli souligne à propos des adultes leur “souci de vivre dans ce monde et d’y tracer leur route personnelle après avoir découvert qu’« on ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe comment ni à n’importe quel moment » (selon la belle formule de Gaston Berger).” Les méthodes actives dans la pédagogie des adultes, 1972, p.10

[2] Sur cette question, voir les travaux de l’Analyse Institutionnelle :

  • René Lourau, l’analyse institutionnelle , 1970.
  • Rémi Hess, Michel Authier, L’analyse institutionnelle, 1981
  • Michel Lobrot, la pédagogie institutionnelle, 1966
  • René Barbier, la recherche-action dans l’institution éducative, 1977

[3] Le regretté Yves Barel fut l’un des chercheurs qui, ces dernières années, a le plus contribué à la compréhension de l’approche paradoxale. Cf. en travail social et dans sa lignée: “Paradoxes du travail social : quelles incidences sur la formation”, 2 T. (1988 et 1990), s/dir. R. Canter-Kohn et J. Rigaux, n°16 et n°19 de Pratiques de formation/Analyses, Université de Paris VIII, Formation Permanente

[4] On lira également avec profit le livre de Catherine Clément : La syncope. Philosophie du ravissement, Paris, Grasset, 1990, qui explore en Occident comme en Orient, les différentes voies d’accès à ce qui permet aux hommes de suspendre le temps car “la syncope est jeunesse, foudroyante et inaltérable” (p.398).

[5] Georges Snyders, pédagogue marxiste du 20e siècle qui s’est questionné d’une façon critique sur la pédagogie non-directive. Dans son œuvre récente, il s’ouvre à la question de la joie à l’école et à l’université : La joie à l’école, Puf, 1986

[6] A. Lounatcharski parle de la pédagogie « socialiste ». Pour ce “commissaire du Peuple à l’Instruction en 1923, il s’agissait de “remplir” d’idées nouvelles “ces vases humains non- corrompus” que sont les enfants. On ne doit jamais perdre de vue que le totalitarisme s’alimente de l’idéologie scientifique au détriment des droits de l’homme. Pour connaître dans le détail les péripéties de cette création, voir : S-M Kim, C. Verrier (Dir), 2009, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie, Bruxelles, De Boeck, 210 p.

[7] Nouvel Age. C’est une ouvrage critique d’un jésuite, spécialiste des sectes, qui a le courage d’aborder lucidement ce mouvement social. Egalement du même auteur, Le New Age, 1992. Dans une autre problématique “ouverte” Pour connaître dans le détail les péripéties de cette création, voir : S-M Kim, C. Verrier (Dir), 2009, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie, Bruxelles, De Boeck, 210 p., F. Ferrarotti, Le paradoxe du sacré, 1987. Je me retrouve assez bien dans cette étude du sociologue italien qui reste critique tout en étant ouvert au paradoxe du sacré et en demandant un réexamen de notre façon dichotomique de voir le monde (en pensée “rationnelle”, Occident et “irrationnelle”, Orient). cf. pp.81-82

[8] Son ouvrage, La Question de l’éthique dans le champ éducatif, est fondamental pour notre propos, même si je ne partage pas l’insistance de l’auteur sur la distinction aristotélicienne entre “praxis” et poïèsis (considérée comme uniquement fabricatrice). La poésie moderne depuis Rimbaud nous a appris qu’elle est radicalement de l’ordre du fondement ontologique et qu’il faut parler de “praxis poétique”


[i] Frédéric Winslow Taylor (1856-1915) est le fondateur du management scientifique du travail, qui fit passer le savoir-faire d’un petit nombre au savoir-refaire du plus grand nombre en formalisant et standardisant les méthodes, les outils, les connaissances. Taylor

s’appuya  sur la démarche  scientifique  qui  observe  et  quantifie.  Quant  à  Henri  Fayol  (1841-

1925), il est un des précurseurs français du management. Ses principes relatifs à l’organisation, l’administration et gestion ont connu le succès aux Etats-Unis. Fayol a été “réimporté” en France après la seconde guerre mondiale par les consultants américains, profitant de l’engouement pour le modèle américain.


[i] Pour connaître dans le détail les péripéties de cette création, voir : S-M Kim, C. Verrier (Dir), 2009, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie, Bruxelles, De Boeck, 210 p.